L'éveil.

.

Roland se réveilla.

La première sensation qui parvint à son cerveau fut celle du chant des criquets et des gloussements d'oiseaux exotiques. Bien sûr, un tel fond sonore n'a rien d'anormal, mais pour le Pistolero, c'était une redécouverte aussi précieuse que l'or et le papier. C'était une chose qui n'était pas parvenue à ses oreilles depuis... Impossible à dire. Le monde avait changé, et le temps avec.

Puis, il sentit un contact mou contre sa joue droite. Il tâta le sol de sa main, et découvrit de la terre. De la terre humide et couverte d'humus, de la vrai terre. Et cette dernière découverte l'incita à ouvrir les yeux.
Le noir se fendit soudain d'une lumière, et cette lumière s'agrandit jusqu'à occuper tout son champ de vision.

Cette lumière prit des couleurs, des formes, et du relief. Et il vit les arbres. Et il vit les buissons. Et il vit le ciel bleu. Et il vit le muret de crânes tout autour de la clairière.
Non. Définitivement, rien n'avait changé, ce n'était pas un rêve, il était toujours là où s'était terminée sa discussion avec le Sorcier, dans le golgotha de la forêt.

Mais en se retournant... il tomba nez à nez avec un crâne humain, qui le fixait
Et il en reconnut les frusques noires en loque autour du crâne.

C'était lui. Le Sorcier. Mort. Depuis au moins un siècle, à en juger par l'état du crâne.

Roland n'en crut pas sa vue.
Un siècle ?
Leur discussion s'était achevée il y a un siècle ? A moins qu'elle n'ait commencée il y a un siècle...

Tout ceux qu'il avait donc connu étaient morts. Zorlan. Le Joueur. L'apothicaire Henchard.
Mais peu importe. Tous ceux qu'il avait aimé et qui l'avaient aimé avaient trépassé des mois avant son arrivée au Golgotha, des mois avant la fin de son errance dans les pays extérieurs, le désert et les montagnes de... combien de temps exactement ? Dix ans ? Vingt ans ? Le temps changeait lui aussi, et lui jouait des tours...

Mais Roland se leva.
Une nouvelle page se tournait.
Et sa quête continuait.

Il n'avait perdu aucune de ses affaires. Son long manteau, son chapeau, ses précieux pistolets à crosse de santal, ses balles, ses affaires... Non, rien. Sauf le crâne du démon, perdu dans les montagnes.

Son regard fut irrésistiblement attiré par le crâne du Sorcier.
Et bien, Pistolero, qu'attends-tu ? Tu sais ce qu'il te faut faire aussi bien que moi, et si tu ne le sais pas toi-même, tes sens le savent !
Puis, son rire, horrible, galopant, moqueur, qui résonna dans la tête de Roland.

Celui-ci se prit la tête entre ses mains.
Va-t'en. Va-t'en ! Tu es mort depuis cent ans, et le monde n'a nul besoin de toi à présent !
Mais la voix ne lui répondit pas.

Roland contempla encore le crâne du Sorcier.
Puis, il le saisit, et le rangea sans vergogne dans son sac à dos.
Point de rire tonitruant, mais une sensation étrange de malaise, comme si le Sorcier avait encore manipulé Roland, même au delà de la mort.

Roland regarda autour de lui, et décida de partir au Nord.
Vers son destin.
Vers la Tour.

*
* *

Il sortit enfin de la forêt.

[Mode Animal ON.]

Un coup de vent.

Les buissons frémirent. Les arbres remuèrent leurs branches dans l'air pour montrer qu'il étaient éveillés. Les animaux cherchaient leur nourriture du matin ; une sorte de petit déjeuner agréable.
Il suffisait de regarder vers le ciel et on voyait de beaux nuages blancs. Quelle belle saison...
Et voici qu'un oiseau vola d'arbre en arbre, puis un autre, et encore un autre. Un animal inconnu dont on entendait seulement le grognement cherchait en grattant la terre quelques racines à se mettre sous la dent.

Un coup de vent.

Rapide, froid, comme le pelage rouquin de l'animal qu'il accompagnait sur le chemin de la forêt.

Ce n'était pas un animal habituel, ici.
Il existait normalement à d'autres endroits. Il ressemblait aux loups, aux renards, aux chiens qu'on voyait souvent par ici, mais ce n'était pas un de ceux-là.

Il semblait jeune. Pas trop petit, mais pas encore assez vieux pour qu'on voie une menace en lui.
Il paraissait plutôt malin. Ses yeux de Caramel pétillaient ; son museau frémissait à la moindre sensation.
La bête donnait un effet amusant, avec ses poils
en vadrouille, et la moustache de son museau toute ébouriffée. Il se
montrait sympathique, drôle, et attirant.
Ses pattes légères se levaient haut quand il marchait, comme s'il voulait griffer l'air qui l'entourait avant de conquérir la terre de ses coussinets moelleux.
Joueur, il attrapait les feuilles mortes qui tombaient du ciel avec ses crocs, puis les relâchait et jouait avec, tout en continuant sa route.

Car elle était longue, cette route. Elle menait à l'orée de la forêt, et après, il continuerait vers d'autres horizons.

Quelques instants plus tard, après quelques joyeux bonds, il vit devant lui la plaine qui succédait à la grande étendue arborescente. L'herbe était belle, fraîche, en pleine forme tout comme lui, le coyote au pelage de caramel cendré.
Il voyait devant lui des animaux, des arbres solitaires, des arbustes, des cultures et des prairies : et, plus loin, un village.

Et là, à quelques mètres de lui, sortant aussi de la forêt, un homme.
Il portait un long manteau, et avait un sac à dos. Il semblait préoccupé, et regardait autour de lui ; mais il ne vit pas le jeune animal.
Du premier point de vue, il ne semblait pas porter d'arme, mais il fallait mieux se méfier de tout cela.

Inconscient du moindre danger, avec une certaine envie de jouer, il s'approcha à pas de loup, ou plutôt de coyote dans son cas, et aboya de son petit cri mi-aigu mi-grave, comme un adolescent en pleine mue de voix.

"Wif !"

L'homme se retourna, sûrement intrigué par ce cri, et le jeune rouquin s'assit, la queue toute remuante, comme s'il attendait un jeu avec cet inconnu.

Et là, poussées par le mouvement, sortirent du pelage épais de son cou une paire de lunettes ressemblant à celles des aviateurs d'antan, grosses et épaisses, ressemblant presque à un masque ; et, sur le côté de cet objet, gravé une petite plaquette de métal argenté, un mot en lettres d'Or : "Charlie".

Roland scrutait la plaine, ses yeux de bombardier savourant le moindre détail de cet endroit.
Que d'herbe fraîche ! La traversée de la montagne avait bien été précédé par une courte aventure dans un endroit vert, mais cette vue, après tant d'années passées dans le désert, était reposante.
Il huma l'air, goûta à l'odeur de terre humide.

"Wif !"

Roland sursauta presque. Ses souvenirs avaient occulté ses sens aiguisés de Pistolero, assez pour qu'un petit animal ne s'approcha de lui sans qu'il ne le remarque. Cort l'aurait roué de coups pour cette bourde impardonnable.
Il se retourna donc, mais sans s'alarmer. Vu la fréquence de son couinement, ce devait être un canidé de petite taille. Et effectivement, il tomba nez à nez avec un coyote roux...

Un coyote. La seule espèce de compagnie qu'il pouvait entendre au début de sa traversée du désert.
Mais ce n'était certainement pas un coyote ordinaire. Ces bêtes ne s'approchent jamais d'un être humain. Et après la chasse dont ils ont été victimes, on est en droit de les comprendre...
Et elles portent encore moins d'étranges masques de verre autour du cou comme celui-ci. Ses yeux repérèrent tout de suite le nom gravé en lettres d'or filigranées dessus : Charlie

Le kâ, mon garçon. Le kâ, et encore le kâ. Tu peux chercher à l'éviter, à le deviner, il arrivera toujours sans que tu puisses le prédire ni y échapper, tel une averse., dirait Cort.

Roland s'agenouilla devant Charlie. L'animal avait l'air particulièrement amical. Aucune agressivité lisible dans ses yeux, ni raideur des muscles, ni rien qui indique un animal prêt à attaquer. D'ailleurs, il se tenait bien trop près du Pistolero pour être agressif, sa posture et sa queue évoquait plutôt un bon gros chiot tout ce qu'il y a de plus affectif prêt à donner la papatte et à faire joujou avec une balle.

Roland s'accroupit devant Charlie, et, prudemment, tendit la main pour lui caresser le cou.

[Mode Animal ON.]

Chouette ! Charlie le Coyote avait réussi à surprendre l'humain au long manteau rien qu'avec un petit couinement de chiot !

Héhé. Il adorait jouer.

Sa "victime" avait sursauté ; ses sens auraient pourtant dû au moins le prévenir, car l'animal avait marché sur des feuilles mortes, qui avaient légèrement craqué lors de son passage.
Mais il s'était retourné doucement, sans une once de panique dans le regard.

L'homme semblait connaître les animaux, du moins les chiens et les autres bêtes du même genre, car il s'avançait maintenant vers Charlie sans trop de méfiance. Il paraissait tout de même intéressé et désemparé à la fois par l'attitude anormalement amicale du jeune canidé.
Puis, il s'accroupit devant le Coyote, et tendit la main avec prudence pour lui caresser le cou.

A présent assis calmement, la malicieuse bête se laissa flatter avec plaisir, profitant de la douce caresse de la main à la peau tiède

Il aimait les relations ; la solitude ne lui convenait guère.
Et, après tous ces jours d'errance qu'il avait passés jusque là en plaines et forêts, même la simple caresse d'un inconnu lui paraissait aussi appréciable qu'enviable.

Son poil était sec, rêche, sale, et il était amaigri : ses repas pour toute la semaine n'avaient pas dépassé deux ou trois mulots, parfois accompagnés de racines et de feuilles ayant un goût de terre.

Charlie lécha le poignet de l'homme en guise de remerciement. Le calme et l'intérêt de l'individu lui plaisaient.
Mais il avait toujours aussi faim.

D'un mouvement rapide, il stoppa là la caresse et s'élança vers le dos de l'homme accroupit, puis promena son museau aux alentours de l'ouverture du sac à dos. Sa patte fine se posa sur le tissu, gratta légèrement sans déchirer la matière.
Il gémit, et lança à son possible sauveur d'estomac vide, qui avait tourné la tête vers lui, un regard implorant et triste.

Il avait juste très faim.

Roland remarqua de suite le regard de cet étrange chiot apparemment dénommé "Charlie". Il lui rappelait étrangement celui de ce brave Sheemie, alors que Depape s'apprêtait à l'humilier crûment. Si Cuthbert n'était pas intervenu, il serait sans doute...
Roland sentit une poigne d'acier se serrer sur son coeur. Des échos du passé fusèrent dans son esprit, et au milieu des souvenirs et lamentations, le rire du Sorcier lui vrilla la tête comme une balle.

Roland reprit ses esprits, et Charlie était toujours là, faisant des yeux de chien battu. Le pauvre animal devait être mort de faim : il était maigre comme un clou, un clou entièrement rouillé.

Roland ouvrit son sac, et plongea la main dedans. Cependant, il fut prit d'incertitude en prenant la nourriture : s'il sustentait cet animal, c'était certain qu'il le suivrait derechef pour en avoir encore. Certes, il s'en ferait sans doute un compagnon de voyage... mais avait-il réellement les moyens de s'occuper de cet animal ? Si la situation se présentait, il devrait sans doute l'abandonner dans une course, l'animal incapable de le suivre. Pourrait-il le laisser mourir ? Comme il avait laissé mourir l'enfant ?

"Peu importe", se dit-il. "Plus rien ne sera comme avant. Le monde a changé, et il a peut-être même encore plus changé pendant ma conversation avec le Sorcier... Que ce coyote fasse ce que bon lui semble."

Roland avait trop longtemps voyagé seul. Et puis, un coyote pareil, avec de telles lunettes autour du cou, capable d'approcher un humain sans avoir peur, et même d'avoir envie de jouer avec lui, ne se trouvait sans doute pas ici par pure coïncidence. Le kâ était sans doute à l'oeuvre. Un chien pouvait se révéler utile... Cuthbert allait jusqu'à trimballer sa "vigie" partout avec lui, bien que ce banal crâne de corneille était aussi mort que son propriétaire l'était à présent...

Décide toi, misérable asticot ! grommela Cort dans sa tête.

De toute façon, un pistolero ne laisserait pas une bête pareille crever la faim, alors qu'il aurait le pouvoir d'apaiser sa souffrance.
Roland sortit donc une lanière de viande séchée, et présenta sa main à Charlie, la victuaille au creux de sa paume.

[Mode Animal ON.]

Charlie suivait les moindres faits et gestes de l'homme auquel il avait à sa façon demandé de le sauver. Le Coyote sentait sa nouvelle rencontre aussi inquiète que préoccupée.
Qu'avait-il donc à se prendre la tête ainsi ?

Ah, ces Humains...

Les yeux couleur de caramel de la bête se mirent à pétiller d'envie lorsqu'il sentit de son flair précis l'odeur de la viande séchée. Un de ses mets préférés, à vrai dire... Tant mieux, tant mieux.

Et maintenant que l'individu au long manteau lui tendait prudemment la tranche de délice, de peur tout de même de se faire croquer les doigts par cet animal affamé, Charlie avait bien peur de ne pas pouvoir y résister.
Poli, il s'avança et prit délicatement entre ses crocs l'offrande généreuse ; et après l'avoir posée par terre afin de la manger après, il lécha la main de cet homme brave et bon.
Puis, il se jeta sur la viande, vorace, et l'engloutit, en prenant tout de même le temps de la déguster pendant deux ou trois secondes.

Ravi, malgré qu'il aurait aimé en avoir plus (mais il était assez poli pour ne pas quémander à nouveau), il jeta un regard intelligent au sauveur, regard intelligent redu comique par la langue rose qui pendait sur le côté droit de la gueule du Coyote. Quel drôle d'animal...

Et maintenant, qu'allait-il faire ? Le morceau de viande séchée allait l'aider à survivre pendant trois à quatre jours, complété par quelques racines au goût habituel de terre.
Mais peut-être qu'en suivant cet homme, il allait être nourri et réchauffé, comme avant... ?

Il ne voulait pas rester dans cette forêt à errer comme un pauvre fou perdu. Il ne voulait pas être écarté du monde et ne plus avoir d'amis et alliés. Il voulait vivre ! Il voulait continuer de s'entraîner comme avant, avec la fille ! Il voulait continuer de se battre, pour découvrir la vérité...

A voir, à essayer, aurait dit une personne qui lui manquait très fort.

Oui, il allait suivre les conseils qu'elle lui avait dit, et il allait se battre pour y arriver !

Il s'assit au pied de l'homme, bien résigné à ne pas le lâcher.

Roland grattouilla la tête du coyote, qui se laissait curieusement faire, comme un chien tout ce qu'il y a de plus amical plutôt que comme un canidé sauvage et affamé.

Un compagnon animal en ce monde nouveau serait fort agréable. Du moins, pour tout baroudeur normal.
Mais Roland n'est pas un baroudeur normal.
Non, Roland poursuit le même objectif depuis des années : arriver au bout de la route menant à la Tour Sombre.
Et dans cette quête, ses compagnons finiraient tous par dépérir.
C'était le cas d'Alain. Ce fut celui de Cuthbert. Puis d'Alice.
Puis de Jake.

Il regarda le coyote. L'animal semblait absolument résigné à ne pas le lâcher.
Il semblait perdu.
Perdu, dans un monde nouveau et inconnu, tout comme lui.

Car Roland s'éveillait d'un sommeil d'au moins un siècle. Sinon plus. Beaucoup plus. Et il avait voyagé sans s'arrêter encore plus longtemps, défiant les âges de ce monde dont les mécaniques essentielles, bien que toujours en marche en apparence, ne cessaient de se disloquer au fur et à mesure que le mal qui les rongeait s'accentuait. Et aujourd'hui, c'est sans âge et sans chemin derrière lui qu'il abordait ce nouvel endroit.

Cet animal était plus qu'inhabituel. Autant lui offrir sa propre compagnie et son soutien.

Il se pencha vers le coyote, le gratta derrière l'oreille et lui dit, sans y réfléchir :

- Viens avec moi.

[Mode Animal ON.]

"Viens avec moi."

Ravi, le Coyote aboya, et sautilla sur ses quatre courtes pattes afin de montrer sa joie devant la décision prise par l'humain.

Il n'avait à présent plus le désespoir de rester seul ; il s'était trouvé un compagnon de voyage, qui lui tiendrai compagnie, et auquel il tiendrai compagnie. Un homme inconnu, certes bizarre, mais qui dans ce monde ne l'était pas ? Il était ravi, tellement ravi qu'il en oublia même de lever ses pattes pour gambader à côté de son nouvel ami, et trébucha en mordant la poussière.
Le museau tout poussiéreux, il regarda l'humain, et espérait que bientôt, une solide amitié les unirait, comme avec la fille quelques années ou mois plus tôt. Il avait perdu la notion du temps à force d'être perdu.

Il saurait guider l'humain, si jamais il le demandait. Il saurait le défendre. Le conduire à des endroits sûrs, où il pourrait manger, dormir et s'abriter autant qu'il le voudrait.

Charlie se sentait invincible grâce à cette nouvelle rencontre, même s'il n'était pas sûr qu'elle allait perdurer.

Tout d'un coup, son nouveau compagnon s'arrêta, le coupant dans ses pensées joyeuses ; l'animal fit de même, s'arrêtant pile poil à la botte qui était à côté de lui. Il posa son arrière-train sur le sol, et créait un véritable nuage de poussière tellement il balayait la terre sèche de la queue, faisant voir son contentement.

Il leva la tête, regarda l'Ami de ses grands yeux bruns, regard qui voulait à coup sûr demander : "Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?"